Flash Back

J3.26 Tchekhov

Récits des 137 évanouissements par Genica Baczynski

I. Flash Back

Maintenant les répétitions commencent, le chantier des 137 évanouissements bruisse de tout son corps dans le théâtre, pourtant il faut bien revenir en arrière.

Pas de beaucoup, juste assez pour comprendre, enfin admettre, que tout sera mélancolie, pas celle des grands yeux noirs, mais noirs quand même, noir comme un début, parce qu’enfin tout commence par le noir. Il faut accepter de se perdre dans le bruit sourd d’un confinement dont nous ne savons pas vraiment quoi faire, dont l’inertie bouleverse encore nos corps et dont la présence hante encore le présent.

L’indolence s’est éteinte, les caresses pansent leurs blessures et attendent un climax.  

On le porte sans le saisir.

Cette suspension est un texte encore in/parlé, dont les mots sortent en vrac, des trombes de silence assèchent les bouches et pour l’instant rien n’est encore dit, on erre dans le lugubre de la pensée là où s’agite les fantasmes d’un autre monde où l’hier serait à tout jamais aspiré.

Alors quoi ? On vivait dans un photomontage de plus en plus obscène, on rêvait à des renversements en implorant je ne sais quel ciel de ne pas nous retirer notre histoire. On respirait un dilemme. On fuyait déjà un siècle à peine entamé.

Le temps nouveau nous a joué un tour. Le virus a imposé un repos forcé au névrosé accablé par l’accélération comme par l’ennui. Il s’est immiscé dans un ordre des choses qui déjà s’épuisait. Il serait un symptôme et son refoulé. L’un et l’autre, nous forceraient ainsi dans cet illimité à retrouver quelque chose de nous, à être l’autre dans l’un et inversement. L’écume des idéaux perdus où  le commun devenait une ruine, une grotte de Lascaux à peine visitée, se dilatait peu à peu… Depuis, tout chavire, tout transpire.

Et nous devons reprendre un geste abandonné en route, contraint de céder à la fin de l’hiver sur ce désir fou de représenter, de jouer, d’inhaler toute l’œuvre théâtrale d’Anton Tchekhov.

Ici, dans ce théâtre, on entamait un trajet, les actes à venir consolidaient nos angoisses comme autant d’émotions à dévoiler. On relisait Anton. On s’étonnait des parallèles improbables que l’on pouvait tisser entre notre monde et le sien. On s’évadait déjà. On était encore à quai. La valise de l’inconscient à porté de regard nous inspirait notre avenir, nos lendemains ensemble balbutiaient leurs impatiences.

L’aventure s’est arrêtée sec. Silence sur le plateau. Silence sur le monde. Tchekhov n’aurait pas dit mieux. Le premier acte fut un désenchantement ou alors un sortilège.  

Au début, on ne savait pas encore où on allait, fallait-il écrire, brasser des faits, dresser une sorte d’inventaire d’un travail qui est censé ne jamais être remarqué.

Au début, nous voulions tout simplement échapper à un éphémère, au commentaire pur et simple, nous voulions fixer un invisible, répondre à je ne sais quelle attente que nous sentions déjà fendre l’air.

Le mois de Février, comme à son habitude précipitait sa disparition et avec ce fameux crédo du vite fait bien fait, l’ensoleillé, alors en promotion,   diffusait son slogan estival. Nous étions réunis pour une première rencontre au Théâtre-Studio et nous ignorions encore qu’elle serait non pas la dernière mais le rendez-vous d’avant la question. Nous ressemblions à une partition d’êtres encore vagues où l’on se repère dans l’ombre des autres. On s’appréhendait dans cette rencontre pour se définir en troupe. Il fallait se voir pour s’imaginer.

Dans cette rue étroite d’Alfortville, le lieu ne saute pas aux yeux, il ne balafre pas la rue, et si comme moi on arpente pour la première fois ce bout du monde – et les endroits inconnus le sont toujours un peu – la discrétion peut jouer un tour. Je suis passée à côté.

Si le mot atelier n’avait pas été si malmené par des années d’errance digestive où mêmes les cafés se nomment usine, j’aurais utilisé ce mot pour décrire ce théâtre où l’on se sent à l’abri. Il est l’asile de la rue, là où on fabrique quelque chose qui ne se vend pas. Là où on s’enferme en volontaire de l’évasion. Là où les mots frappent le sol  se refusent au soleil et brulent l’obscurité. Il ressemble aux lieux rêvés, maintenant que disparus, les maisons populaires. Où la crainte s’évapore avec la première porte franchie,  où les regards ne jugent pas mais embrassent les doutes. On y entre comme ça, comme on vient au monde. D’un coup l’avant nous échappe, on s’embarque. L’inconscient pris dans les filets d’un autre,  seul Tchekhov résonne et se répète. Tchekhov encore, ne rien en savoir par avance, tout oublier afin d’écrire, de saisir dans l’ombre les signes d’un geste inouï et noué entre le  metteur en scène et les comédiens.

Je suis restée devant, quelques instants, un peu à l’écart déjà,  il n’y a jamais rien d’évident à observer les autres, à tenter de les voir au delà d’eux mêmes et encore plus à prétendre pourvoir écrire sur une aventure dont ils seront  la voix. Les fumeurs comprendront, j’attendais avant d’entrer de terminer ma cigarette, l’ultime taffe dicte avec la dernière fumée inspirée le moment où il faut cesser d’être avec soi pour regarder l’autre. Un « nous » encore fragile, où le jeu consiste en un croisement de regards interrogateurs et étonnés, s’est amassé dans la première pièce, autour d’une longue  table  en bois, où l’on se distribuait du café comme autant de  signes d’une camaraderie à trouver.   

Puis, on s’est tous réuni dans la salle. On s’est installé sur les sièges. Devant nous le plateau muet ressemblait à un tableau de Soulages, où tous les mots attendent leur heure camouflés par le noir. Ils n’étaient pas à leur place sur ces bancs destinés à ceux qui les regarderaient. Ils inversaient les rôles, ils devenaient un public, une image inversée de leur destinée.  Nous formions alors une embarcation  dont l’encre n’était pas encore levée. Nous écoutions les directives où la technique ce que l’on appelle la logistique prime sur le sentiment afin qu’il ne prenne pas l’eau. Dans la tête, je dessinais déjà un journal de bord où tous les détails même les plus insignifiants rendraient compte du périple des 137 E.

Aujourd’hui, je me souviens  à peine de leurs visages, je me rappelle leur virevoltassions, leurs corps impatients et déterminés. Aujourd’hui, le silence est encore à porté de regard. Les rencontres ne sont pas encore devenues des rendez vous. On emprunte un détour. On a bifurqué sans changer vraiment de trajectoire. On est rentré dans un évanouissement, le 138ème, peut-être et pourquoi pas, deux, trois mois de presque plus rien et l’aventure, le navire Benedetti/Tchekhov se trouve transformé non pas du tout au tout mais transformé quand même, taillé dans la pierre du doute, dans la crainte d’être à nouveau en rade.

Il nous faut imaginer. Rêver au dessus du vide. Comment sont ils ? Comment vont-ils ? Comment est ce la vie d’un comédien à l’ère du masque obligatoire ? Comment regardent-t ils ?

Aujourd’hui ça s’anime. On conjugue les mots aux gestes, les silences sont des pauses où même le souffle cogite. 

On bouge devant l’immobilité. 

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