BLEU DE CHAUFFE

La Mouette J1 8

Récits des 137 évanouissements par Genica Baczynski

II. BLEU DE CHAUFFE  un peu avant septembre…

Et ici, dans cette rue, ce lundi matin, on peut dire qu’elle s’évoque, cette immobilité. On la respire. Elle est la compagne idéale du silence. Il règne en maître dans le quartier à en tétaniser les plus bavards.

On se figurerait dans la photographie d’une fin du monde ou dans son sursis, cela ne tient toujours qu’au fil de l’optimisme ou à l’aiguille du pessimisme, on cherche l’effraction, là où cette matérialisation du silence se brisera.

Elle viendra du théâtre. Forcément dans la faille dans le rideau. Il est le paysage de la langue, la levée d’écrou de l’écriture. Et rien n’est plus nécessaire que de recourir à cette vision offerte pour qu’elle nous console d’une indigence des rêves actuels qu’un geste et des corps ici éveillent.

Le théâtre fait signe dans le vide concentrique d’un réel muselé.

En face, comme un miroir déformant, j’entends d’autres voix. Elles ravivent la suspension dans laquelle l’atermoiement m’a fixée. Des éclats de mots s’échappent à travers le mur de la pièce où je me suis installée pour ne pas déranger. J’attends le moment propice pour entrer non pas en scène mais en infiltrée.

Les voix lézardent la normalité, elles vibrent dans un autre « espace-temps ». Elles rompent avec le bruit du ne rien dire, qu’il soit le bavardage ou le langage perdu dans la nuit des neurones digitales. Elles ne font pas théâtre, quoiqu’un peu peut-être. Au début, on fait souvent l’impression de ce que l’on est, et pourquoi pas. – Je reviendrai sur ce rapport difficile au théâtre, rendu quasi impossible pendant des années, sur l’intrigante manière dont il revient dans ma vie dénué de tout ce qui m’a fait fuir.  Aujourd’hui que la question n’est plus comment être en scène mais comment ne pas y être. –

Non, les voix s’échappent avec la force des captifs, elles restituent le souffle  incertain des prisonniers qui respirent encore en entravés.  La porte extérieure est ouverte dans ce monde où le clos est banni, où le vent doit siffler pour que la maladie s’essouffle. C’est un plateau encadré de poutres, encadré de bois, comme une toile blanche qui attend sa tache. Il ressemble à une vieille église abandonnée par Dieu.

Un immédiat calciné où les hommes pourront enfin arrimer leurs songes et réécrire leur au-delà. Cette infrastructure, devenue classique aujourd’hui – puisque l’on ne demande plus à être enfermé dans des panoramas dont les ciels de velours sclérosent par avance l’imagination – n’a rien d’un édifice. Il en est même l’antithèse. Vitez aurait parlé d’abri. Il devient, dans ce temps dévoyé à la prudence, un asile pour assister sans peur à la vie remâchée par la mort. Le plateau du Théâtre-Studio est un terrain d’exil. Un lieu que l’on dirait bercé par les paradoxes chargé de souvenirs encore in/évoqués. Comme on dit, chez les nez, on s’y sent bien. Est-ce de la folie de cracher des mots, de s’approcher de l’autre, de parler dans sa respiration.  

Je suis là sur les estrades, sous le masque,  mon souffle ne m’échappe pas, il est confiné. Deux comédiens sont là, en place, sur cette scène presque blanche où les objets ne disputent pas leurs efficacités aux êtres. Ils sont des ustensiles, des syllabes muettes où la banalité attend tapis dans l’ombre son heure. On pense aux tableaux hollandais, aux natures mortes qui magnifient le silence, où les objets ne sont jamais seuls et jamais favoris. Ils sont un paysage familier, et non une utilité imposée qui nous saisit, qui nous épuise et qui nous ordonne. Sur cette scène, ils  n’exercent aucune terreur sur nous. Ils ne viennent pas nous dire la chose avant que les comédiens ne la parlent. Au contraire, ils sont les alliés disponibles des corps en scène. 

L’un des comédiens est assis, l’autre à terre a les jambes allongées. On voit son dos et le balancement de son buste.  Ils sont un croquis, une esquisse,  comme un premier jour, là où le début s’évoque. Ils sont le filament bleuté du commencement de l’incendie.

Pour moi, ils se nomment encore  Baudouin et Laure-Lucile. Je ne sais pas encore quels rôles ils interprètent dans la pièce. Je ne connais pas encore le texte par cœur.  Pourtant Tchekhov me poursuit même la nuit. Et si l’on me demandait où habites tu en ce moment je répondrai sûrement à Tchekhov, c’est pas très loin sur la rive d’Alfortville.

Quel incroyable retournement de la scène où les corps se libèrent des entraves quotidiennes.

Ne pas l’oublier puisque déjà on y pensait plus. On croyait voir une vie rejouée alors que maintenant elle déjoue vraiment le morbide dans lequel on gèle chaque jour un peu plus, en quelque sorte le théâtre représentait le monde, aujourd’hui il le réchauffe.

Le théâtre n’était plus ce qu’il était et sa place sans être contestée se délégitimait face à l’Algorithme, maître des illusions. En dépit des vicissitudes, sa trace restait nette et peut-être sommes-nous les témoins de son ultime éclat ou d’une renaissance. Il n’est pas disparu, il est inopérant comme la poésie, on a rogné les ailes de son mythe et sûrement, dépouillé ainsi de son sacré, il n’occupe plus les sommets des passions de l’âme et des esprits.

Aujourd’hui, n’est-il pas l’un des derniers endroits où la vie se décline en une philosophie du foutoir et non pas en une discipline du mur. Pendant des siècles le théâtre a embrassé et commenté les événements. Il était la poésie sur pied, la poésie de face, la poésie presque « en avant » selon les vœux chiromanciens de Rimbaud pour son art. Et par un effet de rétroprojection, il restitue aujourd’hui une perte.

Dès les premières répliques, Christian interrompt la scène. Il leur parle. Je le découvre au travail, sur son chantier, où je ne l’ai encore jamais vu. Rien n’est si différent et pourtant évidemment rien n’est pareil. Il les initie à une pensée plus qu’il ne les guide sur un chemin tracé par un geste antérieur. Il est encore dans une orée où il installe sa rumeur, là où il va falloir entrer dans la forêt des évanouissements. C’est encore loin.

Souvent, on imagine les metteurs en scène en dictateur furieux ou encore aphasique, comme le fut à mes yeux le silence presque cadavérique dans la direction de Anatoly  Vassiliev pour son Médée/Materiau. Ils sont les ordonnateurs du combat enfin pour le dire avec les mots de Vitez, « le théâtre est un art violemment polémique, il ressemble à la guerre. La représentation est toujours le simulacre d’un conflit. » On trouverait ainsi deux violences, deux types de praxis si l’on conçoit encore le Théâtre ainsi, où un chaos s’ordonnerait en acte. Ainsi, une guerre se mime  dans des répétitions où le temps revêt son caractère sadique. Et « à la guerre comme à l’amour » dit une chanson de Philippe Léotard, il me semble que dans cette dialectique, ce grand cirque des contraires, Christian préfère la préservation d’un Sun Ztu où le cœur se dévoile plutôt que l’infaillibilité d’un Clausewitz et pour le conforter dans son aura il lui aurait adjoint Groucho Marx, soldat de l’absurde où le cynisme vient s’échouer. Il n’ignore rien de la campagne, en l’occurrence russe, qu’il est en train de mener. L’humour pour lui est un moyen de détendre non pas l’atmosphère mais l’intelligence. Les blagues et les mots d’esprit, il les déverse en païen sur les pieds du sacré.

Les comédiens l’écoutent, ils sont dans une hypnose encore promise au sens, et même ceux qui comme Brigitte ou Nicolas ont déjà travaillé avec Christian ils s’écrivent dans l’attente, celle devenue la calme étendue où la pensée est présente dans l’attente.

Lui, il surgit dans cet ordre incertain où l’oubli n’a pas encore fait son œuvre, à l’improviste, il perçoit plus qu’il ne fixe. Il les dirige à l’intérieur de ce flot de paroles où l’univers, des âmes brutes plus que brutales  de Tchekhov, se distribue. J’ai l’impression, et plus que ça le sentiment, de faire des repérages et des détours. Il paraît que les écrivains sont des machines à remonter le temps ? Non, ils sont les heures arrêtées à des montres sans aiguilles.

Ces deux premières semaines, on répète deux pièces et pas des moindre, La mouette et Oncle Vania. Je ne sais pas comment les comédiens enregistrent tous ces signes, toutes ces névroses intérieures découpées dans et par un mouvement obligé où ils ne peuvent se soustraire au texte, où la liberté se révèle dans l’acte enchainé.

Ils répètent une scène d’ensemble où une partie des comédiens assis sur des chaises miment un public. Je vois un radeau solide tourné vers Christian. À l’écoute, ils enregistrent les directives, les allusions. Ils expirent et repartent. Ils voguent comme Argos vers eux-mêmes. Leslie joue Nina, ce rôle qui aura fait rêver tant de comédiennes comme s’il imprimait en elles un destin à contrarier ou à admettre. Leslie/Nina est derrière un rideau, suspendu à un cadre en bois à l’allure d’échafaud pour le premier monologue de la pièce créée par le personnage de Treplev joué par Alexandre. Tout de suite, elle brise le tumulte. Elle parle dans le rythme froid, et pourtant incendiaire, du rôle, habillée dans ce linceul blanc, comme de la neige calcinée, elle déjoue tous les pièges du double rôle.

Je commence à entendre le solfège de chaque comédien, et je ne les ai  pas encore tous rencontrés.

Benedetti court contre le temps. Il compte les pauses, il compte le temps qui déborde, le temps qui destitue le sens. Il veut de la rapidité comme si les personnages en brisant le silence prenaient un risque. Rien ne doit couler, ni même s’écouler. C’est un homme contre le débordement pour lequel le langage si il est affaire de psychologie et d’abord et avant tout affaire de plein et de vide, de limite et d’espace. Il le dit.

Il n’aime pas tout ces étirements sans fin qu’il a vu tout au long de ces années, où pour jouer Tchekhov, on fait trainer les choses, on persiste dans la lenteur jusqu’à martyriser le spectateur. Il faut parler vite, être ivre des mots de peur de sombrer dans le vide.

Les personnages pour lui sont des grenades dégoupillées pour lesquels le jeu de la vie est dangereux, il faut ne pas en revenir et parler dans une urgence, pas celle de l’existant mais du traumatisme. C’est un théâtre non pas de fous, mais de malades, d’êtres mutilés.  

D’où parlent –ils ? …

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