Récits des 137 évanouissements, par Genica Baczynski
III. Dans le dur – 1
Depuis plusieurs semaines, un peu plus d’un mois, je les regarde parcourir une destinée commune dont ils ignorent, après tout, la réalisation manifeste. J’assiste à un plus de théâtre comme on parle de plus de réalité pour le cinéma. Une chose humble et pourtant exorbitée s’écrit chaque jour sur les pages inédites du présent, elle s’écrit et se répète dans un double exil dont on méconnait encore la promesse.
Bientôt, on ne pourra plus dire, j’ai attrapé le virus du théâtre, en tout cas pas tout suite, pas encore. Le mot s’interdit dans le spectre qu’il promeut. La chose virale nous ramène à la chose désirée. On y revient et dans ce désir réaffirmé par la perte, le souffle de Tchekhov authentifie son présage où des corps pathologiques s’emploient à retenir ce qui déjà en fuite. Nous sommes toujours plongés et plus encore coulés dans le grand bain du « de quoi sera fait demain ». Non qu’avant la pandémie nous le savions mais nous le présumions confus pas interdit. Il hante les déplacements. Il défigure les visages. On souhaite l’oubli, on le supplie d’assumer sa position de pourvoyeur de réalité.
J’aurais aimé ne pas encore écrire dans le blafard du virus, m’en extraire. Rien n’y fait. À moins de vouloir à toute force s’exclure du monde mais à quoi bon, le théâtre n’est pas un art de l’exclusion. Il fait entrer le monde et le parle, il l’illumine en ça cette aventure, celle de Christian Benedetti, certifie et dénoue les mots « hégéliens » Le Je que nous sommes et le nous que je suis.
J’ai l’impression qu’une période sans fin invente sa permanence. L’éboulement n’est jamais loin. L’incertain obsède, il n’est plus l’ombre parfois souhaitée et paradoxale d’un « rien ne change », mais la lumière tremblante sous laquelle nous feignons de parler. Toute tentative échoue en son avenir. Elle n’est pas empêchée, elle se rabâche. Alors il faut penser autrement pour ne pas céder à l’abîme d’un quotidien du corps médical, d’une intimité reléguée à une distance qui dit la crainte pas la pudeur. Il n’est plus question de dignité mais de salut.
Ici, pourtant, les heurts de la société s’absentaient, on finissait par arriver dans un lieu en exil, comme un radeau préservé miraculeusement des tempêtes. Je m’habituais à entrer au Théâtre Studio, à y entrer, vraiment, d‘une certaine façon je franchissais une porte comme un intervalle. Soulagée de mettre le reste, les trajectoires anxieuses, l’isolement des uns, la lassitude de cette atmosphère toxique, au loin. La concentration des comédiens, l’exigence inassouvie de Benedetti, tous s’emploient dans une fausse insouciance assumée. Je pensais qu’ici, l’intensité du travail de cette troupe inventée, constituée pour les mots de Tchekhov résisterait aux intempéries. Ça ne dure jamais. Le réel c’est quand ça cogne, non. Alors disons, la réalité est venue frapper et à dé/rythmée une mécanique où toutes les craintes finissaient par s’étioler. Quelques jours se sont éteints. Cyril, l’Eole et le Cicérone du Théâtre-Studio, était devenu un cas potentiel et ainsi sans qu’il n’y puisse rien, tout s’est arrêté. Deux jours mutiques et une série de test plus tard et c’était reparti.
La difficulté est sûrement de reprendre après avoir suspendu les jours de répétitions. On perd le fil, ou du moins, on y reste suspendu. Il faut revenir et après tout ne plus penser à demain. Alors oui, c’est autre chose de jouer pour des lendemains inconnus, pour un temps sans écho. Il faut prendre les choses comme elles ne viennent plus, dans un ordre en désordre. Comprendre dans cette irrégularité du temps, qu’il faudra à nouveau rire de l’obscénité du réel et plus encore ne pas succomber à sa force. Ne pas succomber, c’est transformer la perte, s’y aventurer, pour enfin reconnaître l’Autre. Christian Benedetti et les comédiens sont ainsi délivrés de la rentabilité de l’acte. Dès le début, Benedetti pressentait dans cette hyperbole de « monter » toutes les pièces de Tchekhov, déjà, une certaine manière de ne pas s’y soumettre à ce retour sur dépense, de lui imposer son envers, de balayer l’efficience du calcul par l’efficacité du tout, de l’acte. Il savait que l’émancipation du spectateur viendrait dans ce temps dilapidé. Il n’imaginait pas à quel point son désir serait démultiplié par l’époque. Maintenant, ils deviennent plus encore, malgré eux, les pèlerins d’une matière somptuaire dont ils sont à la fois les prisonniers et les maîtres. Drôle de dialectique. Drôle de moment où le théâtre redevient une cause perdue de celles comme le dit le philosophe slovène Zizek qui auraient pu et peut être peuvent sauver le monde. Quelque chose de politique se joue dans ces instants, non pas dans une idée définie du politique mais dans l’absurdité et le choix de continuer dans l’aveugle, je ne dis pas à l’aveugle mais bien au dedans. L’illusion s’estompe. On ne peut faire semblant. On ruse au mieux pour provoquer une réaction. On se masque pour se dévoiler dans l’ombre. Hors de scène, et sur scène, au mieux, on œuvre pour un bien commun, au pire on marche sur les autres, en gros où on s’écoute où on s’assourdit. Qu’est-ce donc d’agir dans ce monde où le public ne sera que la moitié de lui- même. Je disais d’où ils parlent, il faut lui adjoindre un bien étrange à qui s’adressent-ils ?
Ils viennent sans certitude. Ils feintent et esquivent les impossibilités. Ça foudroie l’incertitude, ça coupe les jambes, ça engourdi l’impulsion, il faut l’apprivoiser, elle est là quelque part dans l’inconscient, elle hante les répliques, elle distribue un poison lent où l’on s’ankylose. Le théâtre est un temps coupé en deux, où le travail présent ne prédit pas ses effets. La répétition, c’est la perdition, le temps inaccompli puisqu’amputé du monde auquel il s’adresse avant d’y être accroché. Elle est borgne et l’acuité doit en être d’autant plus puissante. Les comédiens le savent, l’exigence n’est pas là pour s’assurer d’un tout ira bien, elle est le souvenir du mousqueton avant le lâcher prise.
Ils sont des personnages et puis dans un temps si court qu’il semble être cyclothymique, ils sont déjà un autre. Semaine après semaine, ils endossent des noms où s’accrochent des récits et surtout des situations différentes. Ils superposent les gestes et les sons. Ils nuancent la couleur, elle s’irise ou se délave, elle est toujours à quelques nuances de lumière la même et toujours contraire. Ils ne s’échappent pas ou plutôt jamais de cette extatique geôle des 137 évanouissements. Ils deviennent peu à peu la fresque tchekhovienne où je me perds. Je n’avais jamais vu ça avant sur scène, cet absolu où même les comédiens se confondent entre plusieurs rôles.
Leslie dans « Les trois sœurs » matérialisera à l’imperfection cette immensité, ce tourbillon où les répliques cognent en rafales lorsque pour répondre à son partenaire, elle choisira de parler avec les mots de son personnage d’Oncle Vania. Ce n’était pas raccord, et pourtant tout prenait sens dans ce lapsus temporel.
Christian Benedetti ne fabrique pas un geste, il joue et édifie un paysage, plus encore, il prodigue une langue à ses fantômes, tous ses fantômes où une grammaire de l’âme s’articule. Il les fait parler en abolissant le fragment. Dans cette quête où il avalerait le monde, il ne craint pas autre chose que le déficit des idées, leurs ruines où les cendres s’accumulent et ne disent plus rien même pas le passé. Christian Benedetti ne cesse d’activer par les mots ce feu qu’il souhaite en continue. Il carbure et nourrit sans cesse cette locomotive 137. Lui, il semble ne jamais se quitter, il est tel quel comme si le mouvement de la scène était devenu la vraisemblance à l’envers des mots de Jouvet la vie c’est une panique dans un théâtre en feu.
Il est, comme d’autre avant lui, la figure d’une double action : metteur-en- scène et comédien, figure classique d’un paradoxe confiné en dualité. Le combat inévitable de l’un sur l’autre accentue des situations baroques où il doit se faire « figurer » afin de redevenir l’ordonnateur d’une vue d’ensemble. La schizophrénie se déploie dans son cadre idyllique, là où l’être cesse d’être décentré mais se situe dans sa pensée.
A force de vivre dans les mots de Tchekhov, on les pense, ils deviennent presque une seconde nature, Christian Benedetti ne force pas la chose, il la hante. Il ne conceptualise pas Tchekhov. Il ne terrorise pas l’écriture. Il la respire sans la neutraliser, il la respecte sans la sacraliser, elle déborde d’elle-même et en ça elle devient originale. Il travaille, je l’ai déjà écrit, sur le sens pas sur ce qu’il en pense ou sur ce qu’il croie nous dire.
Il parle de musique, de rythme. Il semble vivre dans le tempo de musiques italiennes où le mélancolique succombe dans les virages de la dolce vita. Plus le travail avance plus il pousse les comédiens à vibrer dans leur musique propre. A force je m’y mets. Quand je regarde Macha dans « la mouette », je la poursuis du regard avec dans ma tête My Way de Sid Vicious et lorsque Philippe la rejoint pour une scène, les tonalités se superposent, lui je l’écoute en Chet Baker incapable de calmer l’âme hurlante de sa partenaire.
Christian est un homme de la linéarité foisonnante. Il trace des lignes sur scène, des lignes émotionnelles où sur un banc tous les sentiments des personnages se représentent. Ils sont assis les uns à côté des autres. Ils parent ou ils figent le manque de parole. Les émotions pour lui dépassent les mots, elles ne les suppriment pas, mais elles les enjambent, presque comme s’il cherchait à les délivrer de leur propre sortilège, de ce réductible. Il ne craint pas le pied de la lettre celui où l’on ne voit plus rien, il le souhaite comme on souhaite le vertige du noir. On pourrait penser et il le dit volontiers puisqu’il n’ignore pas les intentions premières du dramaturge, qu’il réalise une immense farce à la fois vaudeville sans porte et tragédie sans larmes et dans ce train lancé à toute vitesse on a l’impression que Feydeau rencontre Dostoievski. Ils ne se regardent pas de face. On imaginerait un jeu de reflets. Une mise en miroir où dans les pauses, dans ces secondes fixées, ils entament un dialogue. Les comédiens doivent déjouer en permanence pour rester les deux pieds dans leur désir et ne pas y rester pour entrer dans celui de cet autre avec lequel ils jouent. Ils sont courageux de ce courage où l’on ne craint plus ni le ridicule, ni l’affront.