Un étrange imposteur ?
– « A la campagne, il se couche à dix heures, se lève à neuf ; à cause d’un tel sommeil, le cerveau se colle au crâne, ensuite après le repas, il fait encore la sieste et jusqu’au soir ce sont des cauchemars éveillés »
– « On se marie parce que les deux partenaires n’ont pas d’autre décision à prendre »
– « Plus tu es cultivé, plus tu es malheureux ».
– « En province, c’est seulement le corps qui travaille, pas l’esprit ».
– « Il y avait en lui une soif de la vie, il lui semblait qu’il avait envie de boire – et c’est du vin qu’il a bu ».
Ces petites notes extraites des carnets d’Anton Tchekhov, où elles sont toutes aussi courtes, pointues et lucides, tracent comme une esquisse de Mikhaïl Platonov, « un type d’une grande culture » (Voïnitsev, acte 2, premier tableau, scène 5), qu’on admire ou qu’on estime, « sujet attachant, original » (acte 4, scène 9), mais qui, comme le constate indirectement Triletski, n’accorde pas ses actes et ses paroles. Glagolev interroge son éventuel statut littéraire : il serait le « héros du meilleur des romans contemporains que personne n’aurait jamais écrit (acte 1, scène3)…
Ce « grand philosophe, ce sage » (acte 1, scène 13), incarne en effet, selon Glagolev, « la meilleure expression de l’incertitude de notre époque », celle de l’état d’une société où « tout s’embrouille, tout se mélange » (acte 1, scène 3). Quand il entre en scène, il a hiberné six mois, le temps du long et froid hiver russe, il est engourdi par cet hiver et par le temps passé depuis qu’il a arrêté ses études et s’est marié. Il est laminé par l’immensité de l’espace russe où il a choisi de se perdre dans une province du sud de la Russie que connaît bien Tchekhov, le jeune auteur natif de Taganrog. Il est traumatisé par une société qui se défait et par la haine de son père disparu (acte 1, première version). A la fin de la pièce, il est « une machine cassée » —il le dit.
« Second Byron », comme le croyait Sofia, Tchatski (héros de Malheur à l’esprit de Griboïedov, qui est un peu notre Misanthrope) comme le dit Vengerovitch fils, Platonov est aussi successivement comparé à Hamlet et à Dom Juan. C’est ici l’auteur Tchekhov qui cherche entre différents repères. En fait, s’il a pu autrefois s’identifier à ces héros-là, s’il est encore pour les autres tout cela en vrai, puis « en miniature », Platonov ne sait plus, quant à lui, qui il est ni ce qu’il veut. Sa vitalité, son énergie d’étudiant, il l’a à vingt-sept ans laissée s’éteindre. Elle s’exprime encore par des élans d’amour fou (« J’aime tout le monde », acte 4, scène 11). Cette énergie vitale qu’il n’a pas su entretenir éclate encore par à-coups dans des provocations, des scandales, des crises publiques qui scandent l’oeuvre. Mais l’apathie alcoolique où il sombre matérialise le vide qui s’est installé en lui en réaction à la rigueur du climat, l’incommensurabilité de l’espace russe et des tâches à accomplir. Devenu maître d’école dans une province reculée, les ailes brisées, il paraît être au centre d’un petit monde provincial et de la pièce-fleuve, de la pièce-roman écrite par un Tchekhov de dix-huit ans. Mais ce centre apparent n’est qu’un tourbillon qui s’aspire lui-même, s’auto-détruit et endommage tous ceux qui s’en approchent. Séducteur qui ne séduit que pour immédiatement décevoir, il n’est même plus jouisseur. Moraliste, il parle dans le vide d’une société qui n’a plus aucune prise sur la réalité, sur l’histoire. Platonov est composé de divers morceaux d’êtres qui ne tiennent ensemble que par l’amour que les femmes lui portent et que par l’incohérence pure dont il est tissé. Il est en fait la matrice de personnages tchekhoviens à venir. Déchu, sans caractère ni volonté, il s’essaie encore à tous les rôles. « Quel rôle jouezvous ? » lui demande Anna Petrovna au début de la pièce. Il ne répondra qu’à la fin : « Une canaille extraordinaire ». Mais lui seul le croit. Non, Platonov n’est pas le héros de la pièce de Tchekhov intitulée à tort Platonov, parce que cette pièce n’en a pas.
Si elle a pour titre un néologisme désignant un phénomène de société, « L’Absence de père » (1) , c’est à l’étude de ce mal que se livre le jeune Tchekhov dans une pièce qui est le portrait d’un groupe dont il est proche, une analyse générationnelle dialoguée. Chacune à sa façon, les femmes veulent toutes tenter de sauver cet être bizarre et souffrant, au passé brillant. Elles sont les centres démultipliés de la pièce inaugurale de l’oeuvre de Tchekhov qui se construit entièrement sur la choralité, qui oscille entre comédie et tragédie, se termine dans un mélo dénoncé par l’un des personnages, et qui, curieusement, finit comme Le Revizor de Gogol : des personnages « foudroyés »… En fin de compte, Platonov qui, comme Khlestakov, n’est plus là au finale (l’un est mort, l’autre s’est enfui), ne serait-il pas, dans son genre et dans le genre théâtral que Tchekhov est en train d’inventer, un étrange imposteur : et comme Khlestakov, un imposteur créé par le regard des autres ?

Béatrice Picon-Vallin
Directeur de recherches au CNRS, Paris

(1) La pièce qui nous est parvenue sans titre est ainsi nommée dans une lettre au frère de Tchekhov.

pictos

Durée

2h30
pictos

Mise en scène

Traduction : Yuriy ZAVALNYOUK

Mise en scène : Christian BENEDETTI
Assistant à la mise en scène : Alex MESNIL

Avec : Brigitte BARILLEY, Leslie BOUCHET, Olivia BRUNAUX, Stéphane CAILLARD, Marilyne FONTAINE / Vanessa FONTE, Hélène STADNICKI, Martine VANDEVILLE…
Christian BENEDETTI, Julien BOUANICH, Baudouin CRISTOVEANU, Philippe CRUBEZY, Alain DUMAS, Daniel DELABESSE, Marc LAMIGEON, Alex MESNIL, Jean-Pierre MOULIN…


Lumière : Dominique FORTIN
Son : Jérémie STEVENIN
Costumes : Hélène KRITIKOS
Régie générale : Cyril CHARDONNET, Jérémie STEVENIN, Adrien CARBONNE
Construction : Jérémie STEVENIN, Adrien CARBONNE, Les apprentis de L’ÉA du Campus de Gennevilliers

Collaboration artistique : Alex JORDAN, Genica BACZYNSKI, Laurent KLAJNBAUM

Production : THÉÂTRE STUDIO
Coproduction : MAISON DE LA CULTURE D’AMIENS – ATHÉNÉE THÉÂTRE LOUIS-JOUVET
Aide à la création Drac Ile de France – soutien DGCA Ministère de la Culture
Avec le soutien de la Région Ile de France, du département du Val de Marne, des villes d’Alfortville, de Paris et de l’Adami.
Un étrange imposteur ?
– « A la campagne, il se couche à dix heures, se lève à neuf ; à cause d’un tel sommeil, le cerveau se colle au crâne, ensuite après le repas, il fait encore la sieste et jusqu’au soir ce sont des cauchemars éveillés »
– « On se marie parce que les deux partenaires n’ont pas d’autre décision à prendre »
– « Plus tu es cultivé, plus tu es malheureux ».
– « En province, c’est seulement le corps qui travaille, pas l’esprit ».
– « Il y avait en lui une soif de la vie, il lui semblait qu’il avait envie de boire – et c’est du vin qu’il a bu ».
Ces petites notes extraites des carnets d’Anton Tchekhov, où elles sont toutes aussi courtes, pointues et lucides, tracent comme une esquisse de Mikhaïl Platonov, « un type d’une grande culture » (Voïnitsev, acte 2, premier tableau, scène 5), qu’on admire ou qu’on estime, « sujet attachant, original » (acte 4, scène 9), mais qui, comme le constate indirectement Triletski, n’accorde pas ses actes et ses paroles. Glagolev interroge son éventuel statut littéraire : il serait le « héros du meilleur des romans contemporains que personne n’aurait jamais écrit (acte 1, scène3)…
Ce « grand philosophe, ce sage » (acte 1, scène 13), incarne en effet, selon Glagolev, « la meilleure expression de l’incertitude de notre époque », celle de l’état d’une société où « tout s’embrouille, tout se mélange » (acte 1, scène 3). Quand il entre en scène, il a hiberné six mois, le temps du long et froid hiver russe, il est engourdi par cet hiver et par le temps passé depuis qu’il a arrêté ses études et s’est marié. Il est laminé par l’immensité de l’espace russe où il a choisi de se perdre dans une province du sud de la Russie que connaît bien Tchekhov, le jeune auteur natif de Taganrog. Il est traumatisé par une société qui se défait et par la haine de son père disparu (acte 1, première version). A la fin de la pièce, il est « une machine cassée » —il le dit.
« Second Byron », comme le croyait Sofia, Tchatski (héros de Malheur à l’esprit de Griboïedov, qui est un peu notre Misanthrope) comme le dit Vengerovitch fils, Platonov est aussi successivement comparé à Hamlet et à Dom Juan. C’est ici l’auteur Tchekhov qui cherche entre différents repères. En fait, s’il a pu autrefois s’identifier à ces héros-là, s’il est encore pour les autres tout cela en vrai, puis « en miniature », Platonov ne sait plus, quant à lui, qui il est ni ce qu’il veut. Sa vitalité, son énergie d’étudiant, il l’a à vingt-sept ans laissée s’éteindre. Elle s’exprime encore par des élans d’amour fou (« J’aime tout le monde », acte 4, scène 11). Cette énergie vitale qu’il n’a pas su entretenir éclate encore par à-coups dans des provocations, des scandales, des crises publiques qui scandent l’oeuvre. Mais l’apathie alcoolique où il sombre matérialise le vide qui s’est installé en lui en réaction à la rigueur du climat, l’incommensurabilité de l’espace russe et des tâches à accomplir. Devenu maître d’école dans une province reculée, les ailes brisées, il paraît être au centre d’un petit monde provincial et de la pièce-fleuve, de la pièce-roman écrite par un Tchekhov de dix-huit ans. Mais ce centre apparent n’est qu’un tourbillon qui s’aspire lui-même, s’auto-détruit et endommage tous ceux qui s’en approchent. Séducteur qui ne séduit que pour immédiatement décevoir, il n’est même plus jouisseur. Moraliste, il parle dans le vide d’une société qui n’a plus aucune prise sur la réalité, sur l’histoire. Platonov est composé de divers morceaux d’êtres qui ne tiennent ensemble que par l’amour que les femmes lui portent et que par l’incohérence pure dont il est tissé. Il est en fait la matrice de personnages tchekhoviens à venir. Déchu, sans caractère ni volonté, il s’essaie encore à tous les rôles. « Quel rôle jouezvous ? » lui demande Anna Petrovna au début de la pièce. Il ne répondra qu’à la fin : « Une canaille extraordinaire ». Mais lui seul le croit. Non, Platonov n’est pas le héros de la pièce de Tchekhov intitulée à tort Platonov, parce que cette pièce n’en a pas.
Si elle a pour titre un néologisme désignant un phénomène de société, « L’Absence de père » (1) , c’est à l’étude de ce mal que se livre le jeune Tchekhov dans une pièce qui est le portrait d’un groupe dont il est proche, une analyse générationnelle dialoguée. Chacune à sa façon, les femmes veulent toutes tenter de sauver cet être bizarre et souffrant, au passé brillant. Elles sont les centres démultipliés de la pièce inaugurale de l’oeuvre de Tchekhov qui se construit entièrement sur la choralité, qui oscille entre comédie et tragédie, se termine dans un mélo dénoncé par l’un des personnages, et qui, curieusement, finit comme Le Revizor de Gogol : des personnages « foudroyés »… En fin de compte, Platonov qui, comme Khlestakov, n’est plus là au finale (l’un est mort, l’autre s’est enfui), ne serait-il pas, dans son genre et dans le genre théâtral que Tchekhov est en train d’inventer, un étrange imposteur : et comme Khlestakov, un imposteur créé par le regard des autres ?

Béatrice Picon-Vallin
Directeur de recherches au CNRS, Paris

(1) La pièce qui nous est parvenue sans titre est ainsi nommée dans une lettre au frère de Tchekhov.

GALERIE

Durée

2h30

Mise en scène

Traduction : Yuriy ZAVALNYOUK

Mise en scène : Christian BENEDETTI
Assistant à la mise en scène : Alex MESNIL

Avec : Brigitte BARILLEY, Leslie BOUCHET, Olivia BRUNAUX, Stéphane CAILLARD, Marilyne FONTAINE / Vanessa FONTE, Hélène STADNICKI, Martine VANDEVILLE…
Christian BENEDETTI, Julien BOUANICH, Baudouin CRISTOVEANU, Philippe CRUBEZY, Alain DUMAS, Daniel DELABESSE, Marc LAMIGEON, Alex MESNIL, Jean-Pierre MOULIN…


Lumière : Dominique FORTIN
Son : Jérémie STEVENIN
Costumes : Hélène KRITIKOS
Régie générale : Cyril CHARDONNET, Jérémie STEVENIN, Adrien CARBONNE
Construction : Jérémie STEVENIN, Adrien CARBONNE, Les apprentis de L’ÉA du Campus de Gennevilliers

Collaboration artistique : Alex JORDAN, Genica BACZYNSKI, Laurent KLAJNBAUM

Production : THÉÂTRE STUDIO
Coproduction : MAISON DE LA CULTURE D’AMIENS – ATHÉNÉE THÉÂTRE LOUIS-JOUVET
Aide à la création Drac Ile de France – soutien DGCA Ministère de la Culture
Avec le soutien de la Région Ile de France, du département du Val de Marne, des villes d’Alfortville, de Paris et de l’Adami.
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